- brouvicky
Fuite en avant

« Mais quand tes enfants sortiront dans la société, demain, ils ne pourront pas s’adapter, ils ne pourront pas faire face. Ils ne sauront pas ce qu’est une limite, une contrainte, l’hiérarchie, l’obligation, la violence, l’injustice... » . Et moi qui croyais que tout ça aura disparu de la « société de demain ». J’entends cet argument de plus en plus concernant mes choix éducatifs, pourtant pas si marginaux que ça ! Je vis en ville et mes enfants sont scolarisés à l’école publique du coin. Je suppose que ceux qui font le choix de l’IEF doivent s’y frotter beaucoup plus. Mais les inquiétudes de ce type ne viennent pas que de mes interlocuteurs, elles viennent également des professionnels, qui ont le bon goût de rédiger des manuels d’éducation qui ont tous ceci en commun : partir d’une inquiétude ou même une peur, pour déterminer un projet sur l’enfant (qui répondra donc à cette peur) et définir ensuite la stratégie éducative qui servira au mieux ce projet. Et bien sûr la parentalité positive et les manuels nous l’expliquant, échappent que très rarement à ce schéma. Pour avoir tel résultat faites telle chose. Pour éviter tel comportement, adoptez telle attitude. Cette façon de penser la pédagogie n’a pas échappé aux vendeurs d’écoles de toute sorte, plus elles sont chères, plus elles promettent aux parents de préparer leurs enfants aux « défis de demain ».
Mon objectif ici n’est pas de parler de la moralité du projet sur l’enfant ou d’étayer ma position anti-pédagogique. Ce qui m’interroge c’est cette image d’inadaptabilité totale qui plane sur les enfants. Car j’entends bien tous ces arguments et j’entends de la peur. La peur que les adultes de demain ne sachent pas conduire leur vie et la société. La peur que la société de demain soit tellement différente, tellement hors de tout ce qu’on connaît et de tout ce qu’on peut maitriser, qu’il faut armer nos enfants pour qu’ils y fassent face. Les armer comme s’ils allaient à la guerre. Alors qu’en vrai ils vont juste continuer à vivre. Ils ne vont pas basculer du jour au lendemain dans un univers parallèle appelé « société ». Nos enfants y vivent déjà, dès leur naissance ils sont dans la société. Ceux qui pensent le contraire, ils ont déjà exclu les enfants de leur représentation de la société. Toutes les sociétés (ou presque – je laisse cette parenthèse aux ethnologues) sont composées d’enfants, d’adultes actifs/productifs et de vieillards.
Ce qui me gêne dans cette conception et dans ces peurs c’est les stratégies éducatives qui en découlent, que ce soit à l’école ou à la maison. C’est le fait d’adopter des comportements éducatifs « dans le but de ». C’est le fait de priver l’enfant de son droit au présent, car l’enfance est considérée comme une passerelle pour accéder au statut d’adulte. Comme si être un enfant ne servait à rien à d’autre qu'à se préparer à être adulte. Même lorsqu’on veut démontrer les effets néfastes d’une éducation violente, on se réfère à la santé de l’adulte : les VEO font des adultes dépressifs, névrosés, violents, instables etc. Oui, mais avant de faire des dégâts à l’adulte elles ont fait des sacrés dégâts à l’enfant ! Là encore il n’y a que la vie adulte qui est considérée, comme si c’était à la 30aine qu’on accède enfin à sa vie, à une vie tellement promise depuis toujours ! Et à ce moment-là on va pouvoir vérifier si on a bien emmagasiné tout ce qu'il nous faut pour la réussir cette vie qu’on vient enfin d’avoir : codes sociaux, connaissances, réseau, diplômes, réflexes sociaux, valeurs. Et de belles dents, un beau sourire c’est important à l’âge adulte.
Je revendique le droit à l’enfance. Je revendique l’enfance comme une période autosuffisante, pas comme une période de capitalisation forcée pour « réussir sa vie » dans l’avenir. Penser que ses enfants ne peuvent réussir leur vie que dans l’avenir, c’est ne pas les penser vivants, là, tout de suite, aujourd’hui. Et c’est aussi considérer que « réussir sa vie » se mesure vers la 40aine, pas avant (imaginez une jeune personne de 20 ans affirmer qu’elle a réussi sa vie… ou un enfant de 5 ans ! ça fait sourire – au mieux).
Finalement il ne s’agit pas de notre conception de l’enfance, mais de notre conception de la vie tout court. Car nous aussi on capitalise, souvent forcé.e.s, pour réussir notre retraite. Comme si à chaque période de l’existence, on remettait la vie à plus tard. Enfin, jusqu'à la fin où l'on ne peut plus regarder que en arrière. Mais là je ne vous apprends rien.